INTERVEIW
Elle est la force tranquille du gouvernement genevois. Ministre des Finances, Nathalie Fontanet vient d’annoncer des comptes positifs après un déficit record et annonce qu’elle se représentera en 2023. Rencontre avec une politicienne de droite favorable aux quotas et qui assume le fait d’être un modèle de réussite pour les femmes.
On la retrouve dans son bureau avec son grand châle. Nathalie Fontanet semble ne jamais se départir de cet accessoire qui lui va comme un thé à une lady anglaise. C’est le milieu de l’après-midi, avril est encore tendre et le soleil baigne la Treille, à deux pas du Département des finances et des ressources humaines. La grande argentière du canton s’est taillé une réputation de force tranquille quand ses collègues apparaissent souvent «trop ceci» ou «pas assez cela».
La raison tient sûrement au fait que Nathalie Fontanet – PLR tendance marché de Rive-cardons et grand cœur – a joué d’emblée la carte de la proximité avec ses électeurs. Elle n’a de BCBG que le look. Mariée à 20 ans, jeune maman de trois filles, elle se sépare au bout de quatorze ans de son conjoint, «zéro formation et zéro retraite, car mon ex-mari était indépendant».
Elle reprend des études avec les enfants presque encore sur les genoux, entre en politique au niveau communal, jusqu’à son élection au Conseil d’Etat, qu’elle compte confirmer en 2023. Pas vraiment rock’n’roll, car elle reste une éternelle bonne élève. Mais la quinquagénaire fait preuve d’empathie et d’équilibre, elle qui n’a pas été ébranlée malgré deux covid. Cette femme politique marque bel et bien de sa patte singulière l’exécutif genevois.
- Vous êtes dans l’humain, tout sauf une technocrate. Finalement, vous étiez assez alignée avec ce qu’est devenue cette législature par la force des circonstances?
- Nathalie Fontanet: En tout cas, nous avons eu une législature difficile avec des événements dramatiques, que ce soient les conséquences de la pandémie ou désormais de la guerre en Ukraine. Des éléments qui touchent beaucoup à ce qui a trait à l’humain, et moi – on ne me refait pas –, j’aime les gens. Et de telles secousses replacent la politique à son juste niveau: que peut-on faire pour aider, soigner et protéger dans le cadre du covid et accueillir dans le cadre de la guerre?
- Et?
- Eh bien, continuer ce que Genève a toujours su faire: être un canton refuge et, avec notre versant international, œuvrer pour la paix et rappeler les conventions qui ont été signées ici et qui valent pour le monde entier.
- Vos origines, j’imagine, vibrent aussi avec ces thématiques?
- Oui, je suis d’origine juive, russe par trois de mes grands-parents et polonaise. Ce que nous vivons aujourd’hui avec ces populations qui fuient ressemble à ce qu’ont vécu mes parents lors de la Seconde Guerre mondiale. Mon père est arrivé à l’âge de 3 ans et vivait dans des baraquements pour réfugiés, la famille de ma mère s’est elle aussi réfugiée à Genève, dans un appartement dont ils étaient propriétaires dans le quartier des Eaux-Vives. Mon père a réussi à passer avec sa famille, cela n’a pas été le cas de tout le monde. C’est l’histoire de ma famille qui explique aussi pourquoi j’ai une sensibilité plus importante à la question de l’accueil. Je regardais, ce week-end, mon petit-fils de 5 ans jouer avec des petites figurines et son château fort. Même à cet âge, il faut expliquer ce qu’est réellement la guerre et les responsabilités de chacun.
- Certains regrettent que cette solidarité ait pu être à géométrie variable en fonction de l’origine des populations…
- Il ne faut jamais remettre en question un tel élan mais se réjouir de le retrouver si vif. La guerre en Ukraine nous touche, car cela se déroule en Europe, cela peut ensuite être appliqué à d’autres populations qui viennent de plus loin et pour d’autres raisons. Cette crise peut servir aussi à éduquer. Nous avons la chance de vivre dans un pays neutre, un canton aisé. Nous avons les moyens d’accueillir ces populations.
- Comment votre famille vit cette guerre?
- C’est un choc pour nos parents, de manière générale pour tous ceux qui ont vécu une guerre. Mes trois filles sont adultes, elles se sont construites avec des valeurs de solidarité. Comme membre d’un gouvernement, je dois aussi veiller à ce que l’accueil ne devienne pas une source de dissensions au sein de la population. Certaines personnes ont des niveaux de vie très faibles, il faut être équitable. Quand j’ai eu ma deuxième fille, puis ma troisième, je disais aux aînées que mon cœur s’élargissait à chaque fois et qu’il y aurait toujours autant d’amour pour chacune.
- Comment vivez-vous votre vie de politicienne?
- Je ne me lève jamais le matin avec la boule au ventre ou mal d’avoir passé une mauvaise nuit en raison de ma fonction. J’ai la chance d’aimer mon travail et de savoir tirer la prise. Même quand je prends des coups et que je sais que la partie va être compliquée, je me rends compte que j’ai une immense chance. Je suis une bosseuse, j’aime ça, prendre connaissance de mes dossiers. J’aime avoir de l’influence dans certaines décisions et savoir que je peux les mettre en œuvre avec des valeurs de responsabilité et de solidarité.
- Cela se traduit comment pour le Genevois de base?
- Je m’engage pour que chacune et chacun soit respecté et puisse vivre conformément à son choix. Et ceci, sans jugement, notamment dans le cadre de mes responsabilités en matière d’égalité et de lutte contre les discriminations. J’ai toujours enseigné à mes enfants: «Ne fais jamais aux autres ce que tu n’aimerais pas que l’on te fasse.» Peut-être trop parfois. Une de mes filles se faisait embêter à l’école. Elle n’arrivait pas à se défendre lorsqu’elle se faisait bousculer, car on l’avait sûrement insuffisamment préparée.
- Vous avez expérimenté de tels désagréments?
- Je vis aussi cette situation dans ma vie politique, me faire bousculer. Je suis une vraie gentille (ses conseillers acquiescent les trois en même temps, l’air de dire: trop), mais je sais répondre. Je ne suis pas malintentionnée, je suis incapable d’avoir une «poker face», comme me l’a d’ailleurs dit une fois mon collègue Antonio Hodgers. Mais peu importe. Je suis toujours à l’aise dans mes positions et je ne défends que des choses qui me correspondent, c’est mon caractère entier.
- La politique, c’est une course au long cours?
- En tout cas, on s’améliore en la pratiquant longtemps. J’ai été conseillère municipale puis députée pendant onze ans, où j’ai été cheffe de groupe. Je sais donc que je dois trouver des accords. Lorsque j’ai été élue, je me suis posé deux questions: qu’est-ce qui m’intéresse et dans quel département aurais-je une marge de manœuvre politique? Je serais allée spontanément vers des activités tournées vers l’humain, les Finances n’étant pas mon premier choix. Reste que c’est le nerf de la guerre qui soutient toutes les prestations et les politiques publiques liées aux personnes. La morale de cette histoire, c’est qu’on arrive toujours à trouver des éléments qui nous ramènent à ce que l’on aime. J’adore désormais ce département, auquel j’ai rajouté à son titre les ressources humaines de l’Etat.
- Vous venez d’annoncer une amélioration notable des comptes à Genève: que s’est-il passé?
- Nous publions effectivement des comptes super positifs avec un boni de 49 millions de francs alors que le déficit prévu au budget était de 847 millions, notamment à cause du covid et de la situation sociale. Nous avons encaissé 999 millions de revenus fiscaux supplémentaires liés à rétrocession de la BNS, aux revenus extraordinaires de certains secteurs de l’économie et aux transactions immobilières. Reste que la situation est fragile. Les grosses entreprises ont beaucoup performé mais les petites, comme les restaurants, en revanche, ont beaucoup souffert. Des besoins sociaux vont se développer, je dois me projeter en 2022 et 2023. La guerre est susceptible d’avoir une influence énorme sur des entreprises et l’activité économique. Pas simple pour construire un budget!
- Cela vous angoisse?
- Non, mais il ne faut pas perdre le lien avec les entreprises qui paient l’impôt. Je les rencontre souvent et mon administration les sonde afin de connaître leur réalité. De cet outil statistique, nous estimons les revenus futurs. Nous avons envoyé notre questionnaire en janvier, avant la guerre. Il faut que nous réactualisions nos informations, avant septembre. Notre pyramide fiscale s’avère très fragile avec une toute petite partie des contribuables qui paient la très grande partie de l’impôt. Ainsi, 1% des entreprises paient 78% de l’impôt sur les bénéfices. Idem pour l’impôt sur le capital: 1,9% paie 89% de cet impôt. Pour les personnes physiques, ce sont 4,2% qui s’acquittent de 50% de l’impôt sur le revenu et 1,3% qui paient 70% de l’impôt sur la fortune, ceci alors que nous avons l’impôt sur la fortune le plus élevé de Suisse. Je ne veux pas en rajouter trop pour vos lecteurs mais, malgré ce que l’on peut penser, on a une fiscalité plutôt sociale dans le canton, avec 63% des entreprises et 36% des personnes physiques qui ne paient pas d’impôt.
- Gérer les RH, un gros morceau, non, dans un canton où les employés sont toujours prêts à manifester?
- Avec plus de 19 000 collaboratrices et collaborateurs dans les sept départements, c’est une tâche importante. Plusieurs projets majeurs sont en cours dans ce domaine. Les fonctions n’ont plus été ré-évaluées depuis de très nombreuses années. Par exemple, on considère encore comme critère la force physique mais pas les compétences sociales, pourtant toujours plus importantes, en particulier dans les métiers du care. J’ai tiré la prise du précédent projet de réévaluation, qui ne suscitait l’adhésion de personne, pour faire table rase et repartir sur de nouvelles bases en misant sur la transparence et en intégrant les partenaires sociaux dès le départ.
Un projet de modification de la loi sur le personnel de l’Etat va aussi être déposé. Il modernise la loi sur de nombreux aspects et prévoit un assouplissement des procédures de résiliation des rapports de service. Il ne s’agit pas de licencier à tour de bras, comme le craignent les syndicats, mais bien de rendre ces procédures plus humaines pour toutes les parties. Lorsqu’un membre du personnel dysfonctionne gravement, le travail se reporte sur ses collègues, qui continuent à assurer les tâches! Ce sont très peu de cas, mais c’est une question de principe. Je n’ai pas toutes les cartes en main, puisqu’il y aura ensuite le vote du Grand Conseil…
- Quels sont vos défis, alors que vous avez annoncé vouloir vous représenter en 2023?
- Il y a notamment beaucoup d’attentes sur la fiscalité des parents divorcés. Un divorce, ça coûte et quand les revenus du couple sont coupés en deux, un seul peut avoir le droit au «splitting». C’est technique, mais cela a des effets parfois insurmontables. La réforme de l’OCDE, avec le taux de 15% minimum pour les multinationales, et, bien sûr, assainir les finances publiques et baisser la dette, la plus élevée des cantons suisses!
- Vous avez un discours offensif sur le thème de l’égalité. Qu’en est-il de la place des femmes dans les centres de décision?
- J’étais opposée aux quotas quand j’étais jeune politicienne. Mais j’arrive aujourd’hui à la conclusion que nous ne pourrons pas faire bouger les choses sans quotas dans les conseils d’administration et les hautes fonctions de direction, puisque nous sommes respectivement à 17% et à 9% de femmes dans ces instances en Suisse. La plus grosse objection aux quotas, c’était la notion de compétence et ça me fait bondir: évidemment que les femmes sont tout aussi compétentes que les hommes! Si on suit ce raisonnement, cela voudrait dire que les 83% d’hommes dans les conseils d’administration sont tous compétents. Cela se saurait!
- Vous semblez avoir saisi très tôt l’importance d’être un modèle pour d’autres femmes, notamment en parlant de manière très ouverte de votre parcours personnel. C’est rare en Suisse romande.
- Oui et je suis contente de partager mon expérience. J’ai parfaitement intégré cette idée de jouer un rôle. Je veux montrer qu’il n’est jamais trop tard pour reprendre des études et prendre de hautes fonctions. C’est très important pour moi! Mais ce n’est pas facile, car nous, les femmes, souffrons par construction d’un manque de confiance et de ce terrible sentiment de l’usurpatrice. Quand, à 34 ans, je souhaitais m’inscrire à l’uni, je me disais: «Je suis mère de famille, sortie de l’école depuis quinze ans. Est-ce que j’en suis capable? Comment je vais concilier les deux?» Je suis allée trois ou quatre fois devant le bâtiment où il fallait s’inscrire. Je me garais et je restais dans la voiture, incapable d’en sortir. Jusqu’au jour où...
Par Stéphane Benoit-Godet publié le 14 avril 2022 - 08:55